Une page d’histoire…

Selon une idée répandue, Henry DuPasquier a créé les Amis du jazz de Cortaillod (AJC). C’est sans doute vrai si l’on pense à l’image de cet orchestre, à son style et à son répertoire, mais si l’on s’attache aux premières réunions des musiciens fondateurs, les choses se sont passées autrement.

Etienne Perret, illustre collectionneur de disques de jazz et trompettiste « naturel » (en ce sens qu’il jouait d’oreille ou « à la feuille » comme on dit) a organisé dès son installation au Petit-Cortaillod, dans la seconde moitié des années 1960, des réunions où il présentait – comme on le fait dans les jazz clubs – des musiciens ou des courants du jazz, en mettant à profit son impressionnante collection. Stimulés par l’écoute des grands jazzmen, certains participants décidèrent un jour de passer à l’action et de « faire un bœuf » (même s’ils n’ont sans doute pas utilisé cette expression plus française que neuchâteloise). Il y avait là notamment, outre Etienne Perret, les clarinettistes Gérald Sunier et François Le Gall, le tromboniste Hubert Nagel, le bassiste Willy Biehly. L’expérience leur a plu, ils l’ont rééditée et on leur a proposé de jouer devant un peu de public, convié de bouche à oreille à la Cave des Coteaux de Cortaillod. Il y eut quatre ou cinq de ces concerts, assez rapprochés. A l’occasion de l’un des concerts, Etienne Perret dit à ses partenaires qu’il avait trouvé un nom pour ce qui devenait un petit orchestre : les Amis du jazz de Cortaillod. A une autre occasion – ou peut-être la même ? – on trouvait dans le public Henry DuPasquier, précédé du souvenir glorieux des New Hot Players mais éloigné des scènes de jazz depuis de nombreuses années. Il décida d’aller chercher son sax ténor au grenier et de se joindre au petit groupe, pour lequel il eut tôt fait d’écrire des arrangements, délibérément assez simples car plusieurs musiciens n’étaient pas lecteurs (ainsi, au début, Etienne Perret inscrivait le numéro du piston à actionner en fonction du signe observé sur la partition).

Le premier grand concert se tint le 20 septembre 1969 au Caveau de Cortaillod. Les AJC avaient invité à leur baptême du feu des orchestres déjà bien connus (New Orleans Wild Cats et Raymond Court Quartet) ou en pleine ascension (Jumpin’ Seven). Le succès fut retentissant. Très rapidement et certainement grâce à l’entregent de Henry DuPasquier, l’orchestre se produisit à de nombreuses reprises, avec des solistes prestigieux : Bill Coleman en 1971, Guy Lafitte en 1972, Albert Nicholas en 1973 et Benny Waters en 1974. Il enregistra pas moins de cinq LP (Big Band Time en 1975, Swing Time en 1978, Bugatti Time en 1981, Casino Time – enregistré en public au casino de Montbenon – en 1984 et One More Time en 1987).

Le samedi 20 février 1993, à la Nuit du jazz de Peseux, Henry DuPasquier ouvrait comme à l’habitude le concert des AJC – le premier auquel ne participait plus François Le Gall, pilier de la section des saxophones – en exposant, seul avec le bassiste, le thème de All Of Me. Au terme des 32 mesures, alors qu’il se retournait pour lancer l’orchestre, il s’est écroulé et les tentatives de réanimation sont restées vaines. Cette mort en scène, dramatique et en un sens symbolique (le chef passant le témoin à ses amis musiciens), marqua la fin d’une première période dans l’histoire de l’orchestre.

Une fois surmontés le désarroi et l’émotion causés par la disparition du leader, la direction de l’orchestre a été assumée en duo, avec le pianiste Jean-Pierre Chuard en tant que manager et plusieurs directeurs musicaux successifs : le trompettiste Jacques Blandenier de 1993 à 2006, le saxophoniste René Borel en 2006, le trompettiste René Roethlisberger de 2007 à 2009 et le saxo-clarinettiste Niels Sörensen dès 2009. Peut-être moins débordante que par le passé, l’activité des AJC n’en est pas moins restée très soutenue : aux cinq à dix concerts « ordinaires » par année, il faut ajouter notamment une tournée de concerts au Québec en 2001 ; une œuvre originale de René Borel (Rhapsodie pour orgue et Big Band) interprétée au Temple du Bas en 2006 ; une nomination aux Swiss Jazz Awards en 2011, avec participation à la finale lors du Festival d’Ascona ; le décor musical original du culte cantonal, à Cortaillod, en 2012, ainsi que de grands concerts au Temple du Bas pour marquer la célébration des 40, puis 45 et 50 ans de l’orchestre, avec comme hôtes de marque la chanteuse Florence Chitacumbi en 2007, le vibraphoniste Dany Doriz en 2012 et le grand cornettiste américain Warren Vaché en 2017.

Le répertoire s’est un peu élargi au fil du temps (avec notamment des thèmes de Duke Ellington et de plus nombreuses mélodies issues de shows de Broadway, outre les emprunts à Glenn Miller, Charlie Barnet, Benny Goodman et Count Basie qui constituaient le fonds musical dès l’origine).Les arrangements, mettant à profit les meilleures capacités de lecture des musiciens, sont devenus un peu plus complexes et plus osés harmoniquement, mais la ligne générale est demeurée intacte, quant au type de formation ( ce qu’on pourrait appeler un « trois-quarts big band », avec une rythmique et une section de saxes complète, soit 5 musiciens, mais seulement 3 trompettes et un seul trombone) et quant à l’objectif poursuivi, que Henry DuPasquier décrivait en ces termes à l’époque : « le fait de pratiquer en 1985 une musique qui fut la musique de danse des années 1935-45 ne signifie rien d’autre que le fait qu’elle plaît à mes camarades et à moi-même et qu’elle obtient partout où nous la jouons un énorme succès ».

Les Amis du Jazz en 2017